Et si on adaptait le mode examen des calculatrices ?

Bernard.Parisse@univ-grenoble-alpes.fr

2021

Table des matières

Résumé: Le mode examen sur les calculatrices, présenté comme une garantie contre la fraude aux examens, est en réalité difficile à mettre en oeuvre, il renforce les inégalités entre les élèves modestes et ceux qui peuvent se payer une calculatrice haut de gamme, et il renforce le pouvoir des constructeurs. Il serait souhaitable de réfléchir s’il est possible de le supprimer aux épreuves de mathématiques ou sinon comment l’adapter.

1  La fraude et les calculatrices

Comment peut-on tricher avec sa calculatrice ? Pour certains, avoir accès à des documents sur sa calculatrice c’est tricher. C’est certainement vrai si on veut par exemple vérifier pendant une interrogation de courte durée que certaines formules à connaitre par coeur sont acquises, mais dans ce contexte l’utilisation des calculatrices est inutile, autant les interdire.

En-dehors de ce cas, en mathématiques, on est plutot censé donner un sujet original où on juge les capacités d’un candidat à résoudre un problème ou effectuer une preuve. Dès lors, laisser les candidats pouvoir vérifier une formule ou un énoncé de théorème n’est pas de la triche. D’ailleurs pendant une période de temps assez longue, un formulaire était fourni pour l’épreuve de maths du bac. Et dans l’enseignement supérieur, il est assez fréquent d’autoriser les candidats à composer avec une feuille recto-verso A4 manuscrite.

1.1  Le mode examen

Il a été mis en place probablement à la demande des enseignants de sciences expérimentales pour pouvoir disposer de banques de données de sujets et éviter que des candidats à la calculatrice bien remplie de documents puissent recopier un corrigé. En mode examen, les documents personnels des candidats sont inaccessibles. Mais en réalité, c’est bien plus que les documents qui deviennent inaccessibles, toutes les applications développées par la communauté (et parfois des applications développées par le constructeur lui-même) en vue de compléter les fonctionnalités de la calculatrice deviennent aussi inaccessibles, on en verra les conséquences à la section 2.

1.2  La surveillance

En théorie, la surveillance est simple, il suffit de vérifier que la diode clignote. En pratique, l’entrée en mode examen est tout sauf simple, car l’activation doit se faire lorsque l’élève est dans la salle d’examen (sinon il pourrait avoir entré des données et il faut réactiver le mode examen), cf. par exemple ici et ici. Et bien sur, chaque constructeur a son mode d’activation propre, qui diffère selon le modèle. À ma connaissance, le mode examen n’a jamais été mis en vigueur en France sur une épreuve nationale concernant une centaine de milliers de candidats simultanément.

1.3  Les contournements

Comme on pouvait s’y attendre, le mode examen a été contourné sur divers modèles, en utilisant des failles avant qu’elles ne soient corrigées (cela a été le cas par exemple sur les TI83, faille rendue tristement célèbre par Yvan Monka sur youtube, qui a eu pour conséquence de punir toute la communauté TI83 en interdisant l’accès à l’assembleur alors que cela n’avait rien à voir!). Il existe probablement d’autres failles qui sont encore ouvertes et précieusement gardées secrètes par ceux qui souhaitent s’en servir. Il est aussi possible de tricher en modifiant le matériel (parfois de manière relativement simple en utilisant par exemple un cache à enlever au moment de l’activation du mode examen). C’est un jeu du chat et de la souris...

2  Un mode examen inégalitaire

Le mode examen est donc difficile à mettre en oeuvre, il a des failles, mais on va voir en plus qu’il renforce les inégalites entre élèves. Le tableau ci-dessous l’illustre sur deux fonctionnalités importantes : la disponibilité d’un module de programmation en Python et l’accès au calcul formel (CAS) en mode examen et hors mode examen (ne sont listées que les calculatrices proposant au moins l’une des deux fonctionnalités soit par le constructeur, soit par installation d’un programme tiers, pour une comparaison exhaustive, cf. le QCC de tiplanet). Ainsi par exemple hors mode examen, la Casio Graph 35+usb permet pour moins de 50 euros (on a pu observer 25 euros sur certains sites) d’accéder aux deux fonctionnalités grâce à des programmes tiers (même si c’est partiel pour le CAS) et pour 65 euros on a Python et Xcas sur la 35+eii, comme sur le haut de gamme. Mais pas en mode examen!

calculatriceEcoWattprix ≈Python examenCAS examenPython tiersCAS tiers
Casio Graph 35+USB, 35+E6mWoccasionnonnonmicropyEigenmaths
Casio Graph 35eii6mW60-70CasiononmicropyEigenmaths, χCAS
Casio Graph 90+e70mW80-90CasiononmicropyEigenmaths, χCAS
Casio Graph Math+70mW(?)80-90(?)Casionon(Casio)non
Casio Classpad155mW120-180non(Casio)non(Casio)
TI82CE450mW55-65TInon(TI)non
TI83CE285mWoccasionnonnonmodule externe TInon
TI83CE Python270mW80-90TInon(TI)non
TI Nspire CX290mWoccasionχCAS*χCAS*χCAS*χCAS*
TI Nspire CX CAS290mWoccasionχCAS*TI,χCAS*χCAS*χCAS*
TI Nspire CX II300mW130-150TI, χCAS*χCAS*χCAS*χCAS*
TI Nspire CX II CAS300mW140-180TI, χCAS*TI, χCAS*χCAS*χCAS*
Numworks ε ≤15970mWoccasionNumworks, χCASχCASχCASχCAS
Numworks ε ≥16970mW80-90Numworksnon(Numworks)χCAS
HP Prime720mW130-160HPHP(HP)(HP)

Quelques précisions :

Ce qu’on voit ici pour ces deux grandes fonctionnalités est également vrai pour d’autres fonctionnalités, on peut consulter par exemple le catalogue des applications du site TI-planet pour se faire une idée de ce qui est disponible. Les constructeurs ont intérêt à ne pas proposer certaines fonctionnalités sur les modèles bas ou milieu de gamme, même si c’est techniquement possible, pour inciter à acheter un modèle plus cher1. Cette stratégie est confortée par le mode examen, qui empêche de compléter sa calculatrice avec des programmes tiers. J’ai ainsi contacté Casio Education à plusieurs reprises pour leur demander de mettre en place un processus permettant de valider en mode examen χCAS et plus généralement des addins écrits par des tiers, sans aucun effet pour le moment. De même Numworks refuse de signer des applications externes, dont χCAS qui devient inutilisable sur les modèles équipés d’Epsilon 16 ou plus. On peut aussi observer que parmi les constructeurs, TI est le seul à ne pas disposer de CAS sur un modèle milieu de gamme hors mode examen, et ce en raison de leur politique de fermeture, TI a donc tout intérêt à ce que le mode examen soit maintenu.

3  L’intérêt des constructeurs et utilisateurs.

Le premier intérêt des constructeurs a bien sur été le renouvellement du parc de calculatrices qui n’étaient pas compatibles avec le mode examen. Mais cela ne s’arrête pas là, dans cette section, j’illustre par deux exemples concrets récents comment les constructeurs utilisent le mode examen pour optimiser leurs revenus. Je terminerai en parlant un peu des utilisateurs.

3.1  La mise à jour Python des TI Nspire CX/CX II

TI a récemment remplacé son modèle Nspire CX par le modèle CX II. Le constructeur ne proposait pas de programmation en Python sur les Nspire. Une mise à jour de l’OS a été publiée en 2020 donnant accès à la programmation en Python mais uniquement sur les Nspire CX II. Cette fonctionnalité est proposée par des programmes indépendants (ndless+χCAS ou ndless+micropython), mais nétant pas accessible en mode examen, les élèves équipés de CX étaient ainsi fortement incités à racheter le modèle CX II.

Par chance, j’ai réussi à contrer cette stratégie par un travail de rétro-ingénérie et à mettre en place un mode examen compatible χCAS, donc on peut maintenant utiliser Python en mode examen sur une Nspire CX.

3.2  La mise à jour Numworks 16

Présentée à son lancement comme une calculatrice ouverte (open-source), la mise à jour 16 actuellement en cours de tests que Numworks qualifie pudiquement de sécurisation du logiciel est en réalité un alignement sur le modèle commercial des constructeurs traditionnels, ceci afin de conquérir des parts de marché dans des pays où la réglementation est très restrictive. Concrètement, il ne sera plus possible d’installer des applications externes utilisable en mode examen comme Xcas sur cette version 16, alors que cela permet de transformer la Numworks en calculatrice CAS pour moins de 80 euros, contre 130 euros ou plus chez les concurrents. Tant pis pour les élèves modestes.

À ce jour, aucune solution n’est envisagée par Numworks pour laisser la possibilité d’utiliser Xcas ou d’autres applications ou firmwares en mode examen, alors que plusieurs solutions ont été proposées par la communauté, comme par exemple un mode examen spécifique ou un modèle de calculatrice spécifique à la France.

De plus toute mise à jour sera irréversible. À ce jour, le constructeur ne semble pas avoir l’intention de prévenir les possesseurs actuels de calculatrices Numworks de cet aspect irréversible, certains utilisateurs risquent donc d’être piégés, en voulant tester cette mise à jour 16 ils ne pourront plus revenir à une version antérieure compatible en mode examen avec Xcas ou avec d’autres applications développées par la communauté (firmware Omega, applications tableur, tableau périodique des éléments par exemple).

Il n’existe pour l’instant pas de contournement : si vous possédez une calculatrice Numworks et souhaitez la conserver ouverte, refusez les prochaines mises à jour : soyez vigilants lors de la navigation sur le site workshop de Numworks. Si vous voulez acheter une calculatrice Numworks ouverte, faites-le avant qu’elles ne soient préchargées avec la version 16 d’Epsilon (vérifiez une fois la version finale 16 publiée).
Mise à jour janvier 2023 : En avril 2022, le lgiciel Phi est publié, il permet de déverrouiller les Numworks, mais la faille utilisée a été très rapidement rendue inopérante par Numworks. Pour plus de détails sur le statut précis d’une calculatrice Numworks, on pourra consulter ce tutoriel.

Mise à jour avril 2024 : KhiCAS est maintenant disponible sur toutes les Numworks (sauf les plus anciennes), mais pas en mode examen, sauf sur les N0110 non verrouillées.

3.3  Les communauté d’utilisateurs

On a vu que les personnes qui ont acheté une calculatrice bas ou milieu de gamme sont défavorisés par le mode examen, n’ayant plus la possibilité de compléter les fonctionnalités de leur calculatrice par des programmes développés par la communauté. Cela va évidemment avoir des conséquences sur les développements d’applications à visée pédagogique : il n’y a guère d’intérêt à développer une application que les utilisateurs ne peuvent pas utiliser en examen (ou qui sont effacées au moindre reset de la calculatrice comme c’est le cas sur la version 16 actuelle de Numworks). Je pense aussi que c’est très dommage, parce que pas mal de bons développeurs ont fait leurs premières armes en écrivant des programmes sur calculatrices : la calculatrice est un micro-monde plus facile à maitriser qu’un ordinateur et où il est stimulant de pouvoir partager ses créations avec des pairs (camarades de classe ou via Internet).

Le mode examen a donc pour conséquence de brider le développement d’applications, c’est aussi un frein à l’ouverture des sources et aux logiciels libres. De plus, dès qu’une faille de sécurité du mode examen est rendue publique, le constructeur se sent obligé de faire de la surenchère sécuritaire en bridant à outrance les fonctionnalités.

4  Pour une suppression ou adaptation du mode examen

L’existence de banques de données de sujets pour les épreuves communes de controle continu (E3C), a semblé être le motif principal du retour en grâce du mode examen malgré tous les inconvénients qui ont repoussé sa mise en application aux sessions 2018 et 2019 du bac. Cela justifie-t-il que l’on aille à ce point à l’encontre du principe constitutionnel d’égalité entre les élèves ? D’autant plus que les E3C devraient disparaitre.

Je plaide donc pour l’abrogation du mode examen actuel. On pourrait très bien organiser une partie des DS sans calculatrices (ceux où on teste des connaissances du type formules de trigo), d’autres avec calculatrices sans mode examen, en particulier le sujet national du bac spécialité maths commun à toute la France, ce serait bien plus équitable, et cela éviterait bien des problèmes (surveillance de la mise en place du mode examen en début d’épreuve, possibilité d’utiliser d’anciens modèles de calculatrices n’ayant pas le mode examen, ...).

Si on tient absolument à conserver le mode examen, alors le cahier des charges devrait obliger les constructeurs à laisser fonctionner certaines applications tierces en mode examen, afin de ne pas trop défavoriser les élèves modestes. Cela peut se faire assez facilement par le biais de signatures numériques. C’est aux institutions de l’imposer, l’histoire a démontré que la régulation par la libre concurrence dans le domaine des calculatrices fonctionne mal : il y a un accord tacite des acteurs majeurs du secteur pour stratifier l’offre.


1
Par exemple sur la TI82 Advanced Python, de nombreux modules Python présents sur la TI83 ne sont pas accessibles