Une ressource énergétique vitale encore inexploitée : les réacteurs à sels fondus en cycle thorium Jean-Pierre Demailly Mathématicien, spécialiste des équations fondamentales de la Physique, Institut Fourier, Université Grenoble-Alpes et Académie des Sciences Un défi pour l'avenir de l'humanité : produire de l'énergie de manière massive sans épuiser les ressources ni dégrader les écosystèmes naturels. L'utilisation croissante et non contrôlée des combustibles fossiles depuis la révolution industrielle met aujourd'hui les sociétés humaines face à des enjeux et des périls considérables. Les ressources naturelles sont en effet limitées : de l'ordre d'un siècle pour les ressources conventionnelles de pétrole, quelques siècles pour le charbon, sous réserve que la consommation mondiale ne s'emballe pas. En même temps, pour se nourrir, l'humanité prélève déjà dans les écosystèmes terrestres et marins beaucoup plus que ce que la nature ne peut régénérer - certains experts chiffrent aujourd'hui1 ce taux à quelque 160%. Dans les pays développés, la production de nourriture est tributaire d'une agriculture intensive fortement consommatrice d'énergie. Outre la dégradation de l'environnement et le réchauffement climatique désastreux susceptible d'être entraîné par des émissions accrues de dioxyde de carbone, l'humanité pourrait ainsi être confrontée dès le milieu du 21e siècle à de graves pénuries alimentaires. Il sera bien entendu crucial de mieux contrôler la croissance démographique et d'accroître l'efficacité énergétique, en adoptant si nécessaire des modes de vies plus frugaux et moins énergivores. Mais quels que soient les efforts consentis, et hors scénarios de décroissance très improbables, il semble acquis que les besoins globaux de l'humanité iront croissant et seront loin de pouvoir être couverts par les énergies dites renouvelables - énergies solaire, éolienne, hydrolienne, géothermie2 ; celles-ci peuvent d'ailleurs elles-mêmes engendrer de sérieuses nuisances environnementales du fait de leur caractère dilué. En l'état actuel de la science, la seule source d'énergie massivement disponible et ayant un impact théorique minimal sur l'environnement est l'énergie nucléaire. Cependant, même si les réacteurs actuels de génération II et III ont introduit des avancées importantes en matière de sécurité, il faut savoir que les REP, Réacteurs à Eau Pressurisée, constituant la grande majorité des 450 réacteurs actuels, dérivent en réalité au niveau fondamental d'une technologie ancienne issue des programmes militaires du milieu du 20e siècle (course à la bombe, moteurs de sous-marins et porte-avions nucléaires?). Au delà des risques de prolifération, les principaux problèmes sont d'une part des enjeux de sécurité qui restent sérieux, comme on a pu le voir à Fukushima, d'autre part une mauvaise utilisation du combustible : seul 0,72 % de l'uranium naturel est fissile. Corrélativement, les REP entraînent une production massive de déchets radiotoxiques à longue vie, difficiles à gérer à échelle de temps humaine. Nous voudrions plaider ici la cause d'une technologie révolutionnaire, en développement au CNRS : le MSFR (Molten Salt Fast Reactor), réacteur rapide à sels fondus en cycle thorium, est susceptible de faire passer l'horizon des ressources à des milliers ou dizaines de milliers d'années, tout en minimisant de manière drastique la quantité et la dangerosité des déchets produits, et en garantissant une sécurité de fonctionnement beaucoup plus grande3. Ces réacteurs constituent l'un des six types retenus en 2008 par le Forum international « Génération IV » visant à optimiser de nombreuses caractéristiques essentielles : durabilité des ressources, impact environnemental très faible, sûreté, caractère non proliférant. Le MSFR : une innovation majeure pour l'électronucléaire Le concept de réacteur nucléaire à sel fondu (RSF) a été imaginé dès le début des années 1950 à l'Oak Ridge National Laboratory (ORNL), et un réacteur expérimental de 8 MW-Th, le MSRE, y a été conçu et exploité avec succès de 1965 à 1969. La caractéristique fondamentale des RSF réside dans l'utilisation d'un combustible liquide, et non plus solide comme dans les concepts actuels de réacteurs nucléaires. Les possibilités de manipulation sont très souples : les sels fondus sont chimiquement stables, ne demandent pas de mise en forme particulière et peuvent être ponctionnés et injectés sans arrêt du réacteur ; de plus, le combustible liquide regroupe à lui seul la double fonction de combustible et de caloporteur. Dans la décennie écoulée, des chercheurs du CNRS ont analysé scientifiquement les moyens de satisfaire aux critères des réacteurs nucléaires de quatrième génération, tout en recherchant la plus grande simplicité au niveau du design4. De cette analyse résulte un concept innovant de réacteur nucléaire à sel fondu, en cycle Thorium et à spectre neutronique rapide, différent du concept historique de l'ORNL et baptisé MSFR. Grâce à son spectre rapide, ce concept simplifié et robuste, a pour combustible un sel fluoré liquide ne nécessitant que peu de matière fissile initiale et les tolérant toutes (235U, Pu, actinides mineurs). La surgénération peut y être assurée par le Thorium, élément naturellement 3 ou 4 fois plus abondant que l'uranium, avec un taux d'utilisation proche de 99 %, ce qui assure des ressources à un horizon très lointain de plusieurs milliers d'années ; la production des transuraniens, principaux éléments radiotoxiques à longue vie, est alors fortement réduite (par un facteur 1000 à 10000 !). Le MSFR ouvre aussi la possibilité d'exploiter et d'incinérer les déchets des centrales actuelles en cycle ouvert U-Pu, ce qui évite le stockage géologique à long terme des déchets tout en assurant la transition avec les réacteurs de génération II et III. Son cycle fermé Th-233U est impropre à la production de matériaux fissiles de qualité militaire, un fort gage de non-prolifération. Les possibilités d'ajustement en continu de la composition du sel combustible, les capacités d'obtention de hautes températures (650-800°C) garantissent un bon rendement thermodynamique (autour de 50%), et de très fortes densités de puissance, sans pression interne importante - un facteur de sécurité crucial. Les sels fondus ont pour propriété d'avoir un fort coefficient de dilatation thermique ce qui induit, par variation de densité et à volume de c½ur presque constant, un coefficient de contre réaction thermique très négatif. Le coefficient de vide est lui aussi très négatif. Grâce à ces excellents coefficients de sûreté, le comportement du MSFR est intrinsèquement sûr, toute augmentation intempestive de puissance conduit à un échauffement instantané du sel et à sa sortie du c½ur hors zone de criticité, dans un vase d'expansion, voire dans des réservoirs de vidange d'urgence. Ceci conduit aussi à une excellente stabilité de fonctionnement : la réactivité s'ajuste seule par variation de température et la puissance par la demande calorique. Le MSFR a d'autres très gros atouts : une petite taille (seulement 18 m³ de sels fondus pour une puissance de 1,3 GW électriques), ce qui à terme devrait conduire à une énergie très compétitive - certains experts estiment qu'elle pourrait être nettement moins chère que les énergies fossiles5. Les hautes températures de fonctionnement sont également propices à la co-génération de produits chimiques importants pour l'industrie (ammoniac) et de carburants de synthèse carbonés ou non carbonés6 (par exemple l'hydrogène, grâce au cycle iode-soufre). La mise au point du MSFR nécessiterait d'amplifier considérablement la recherche et développement, comme celle sur la tenue des matériaux au fluage et à l'irradiation, le retraitement chimique en continu du sel et des produits de fission gazeux, ou encore la technologie des échangeurs de chaleur. C'est à l'heure actuelle un véritable challenge du fait de la faiblesse des financements en Europe et de l'absence d'un milieu technique et industriel fort soutenant cette activité en France. Avec un programme dédié de plusieurs centaines de millions de dollars porté par l'Institut de Physique de Shanghai depuis 2011, la Chine est aujourd'hui le seul pays qui se soit réellement donné les moyens d'accéder à la technologie de la « fission liquide », même si des initiatives importantes se développent en Inde et dans le secteur privé au Canada et aux États-Unis. Rééquilibrer la recherche nucléaire et la politique industrielle de la France. En France, dans le secteur du nucléaire, le CEA est à ce jour missionné principalement sur l'énergie de fusion, à travers le développement du réacteur thermonucléaire ITER implanté à Cadarache, et sur le projet ASTRID, un réacteur à neutrons rapide en cycle uranium-plutonium caloporté au sodium. Or ITER n'est en réalité qu'un projet de recherche en physique des plasmas, et ne pourra en aucun cas aboutir à une technologie industrielle utilisable avant les années 2050-2080 ; sa faisabilité technologique n'est d'ailleurs pas encore acquise, et la viabilité industrielle encore moins. ASTRID repose quant à lui sur un savoir-faire bien établi, en particulier grâce aux réacteurs Phénix et Superphénix des années 1970-2000 ; la mise en ½uvre de la surgénération garantit une bonne utilisation de l'uranium naturel. Néanmoins, le gigantisme des réacteurs mis en jeu (15 tonnes de plutonium et 5000 tonnes de sodium liquide pour ASTRID), la nécessité de multiples barrières de confinement du sodium et le coût élevé du plutonium laissent planer un doute quant à la rentabilité économique à long terme des RNR sodium, sans compter les questions de sécurité et de fiabilité encore à résoudre, et le problème de l'acceptabilité sociale de tels réacteurs. Pour toutes ces raisons, le MSFR, du fait ses caractéristiques exceptionnellement prometteuses, sa sécurité inégalée et sa complémentarité avec le parc nucléaire actuel, nous semble mériter un soutien public et industriel beaucoup plus élevé que celui très maigre dont il fait l'objet aujourd'hui en France.